Revue Lignes, no 56
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Grand lecteur, grand éditeur (de l’École de Francfort entre autres), et grand interprète des textes fondateurs et contemporains de l’utopie (de Thomas More à Walter Benjamin) – mais de La Boétie aussi bien –, Miguel Abensour, philosophe disparu en 2017, fait ici l’objet d’une première réflexion collective, en forme d’hommage. Avec la ferme volonté, aussi bien, de poursuivre son travail.
Miguel Abensour hélas disparu, il nous faut revenir à la lecture des livres et de tout ce qui se dispose autour d’eux : le travail éditorial, les entretiens, les articles, et bientôt les textes inédits. Cette lecture collective ne fait ici que commencer. Ce qui nous manque déjà, par-delà l’ami et son art exceptionnel de l’amitié, c’est la manière qu’il avait de faire vivre la constellation composée par l’ensemble de son oeuvre, avec ses finesses et ses lois propres, mais surtout avec une discrétion telle qu’il importe aujourd’hui d’en expliciter la force et le parti pris politiques.
Miguel Abensour aura été le passeur qui a permis la lecture en France des livres majeurs de Adorno et Horkheimer. Il a fondé sa collection « Critique de la politique » en 1974, au retour d’un voyage aux États- Unis lors duquel il a découvert, dans un ébranlement complet, les livres de la première École de Francfort. Son enthousiasme pour la tâche philosophique théorico- pratique de ce qu’il préférait nommer le « cercle » plutôt que l’« École » de Francfort n’a guère été partagé par les philosophes français qui étaient ses contemporains. À cette solitude philosophique envisagée d’emblée comme un défi, s’est ajouté l’isolement dans lequel a été maintenue sa lecture du jeune Marx. Sa complicité profonde avec l’interprétation du marxisme utopique par Maximilien Rubel et Louis Janover a creusé souterrainement et de manière inexorable les sillons d’une nouvelle solitude dans une époque dévouée à la lecture althussérienne de Marx et dominée par la relégation du jeune Marx du côté des naïvetés présumées de l’utopie et de l’humanisme.
Miguel Abensour est ainsi devenu envers et contre tous, héroïquement, un des plus grands penseurs de l’utopie, un des plus grands passeurs des utopistes de tous les temps, depuis Thomas More jusqu’à Walter Benjamin. Et de manière conséquente il a aussi contribué à revivifier avec Louis Janover la tradition politique du communalisme et du conseillisme. La discrétion de Miguel Abensour ne doit donc pas être confondue avec une quelconque modestie ou réserve ; elle est la marque d’une résistance continue aux idées dominantes du présent, la caractéristique d’une force de jouteur sans égal ; elle devient désormais le schibboleth d’une communauté de penseurs déterminés à faire vivre l’actualité de la non-résignation – non-résignation politiquement décisive que Miguel Abensour nommait « la sommation utopique », et sur laquelle il enjoignait de ne pas céder, surtout dans ces temps qu’il qualifiait de crépusculaires.
Il s’agit de relancer dans la bataille ces concepts et ces notions, ces expériences et ces analyses, relancer ce que patiemment et généreusement Miguel Abensour nous a légués : une oeuvre comme une institution civile qui permet de s’élever au courage que réclame la situation.
Ce numéro de Lignes propose de continuer la conversation avec Miguel Abensour au travers de ses oeuvres, là tout de suite, d’emblée, sans attendre d’être figé par l’adversité.
NB : Les prix indiqués sont sujets à changements sans préavis.