George Steiner, l'hôte importun
George Steiner, l'hôte importun
Entretien posthume et autres conversations (L')
Ordine, Nuccio  
Hersant, Luc (Traduit par) 
  • Éditeur : Belles Lettres (Les)
  • Collection : Hors collection
  • EAN : 9782251453163
  • Code Dimedia : 000226864
  • Format : Broché
  • Thème(s) : LITTÉRATURE - FICTION & ESSAI, SCIENCES HUMAINES & SOCIALES
  • Sujet(s) : Biographie / Récit biogra., Littérature - Divers, Littérature - Essai / Critique, Littérature juive / hébraïque, Sciences humaines - Divers
  • Pages : 120
  • Prix : 27,95 $
  • Paru le 15 août 2022
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EAN: 9782251453163

Ce livre est le témoignage de la profonde amitié personnelle et intellectuelle qui a lié George Steiner et Nuccio Ordine. L’amour des classiques, la passion de l’enseignement, la défense du rôle du maître, la fonction essentielle de la littérature qui rend l’humanité plus humaine constituent les thèmes d’un intense dialogue, nourri de plus de quinze années de rencontres et de voyages dans diverses villes européennes. Ordine trace un portrait original de George Steiner, en le peignant sous les traits d’un « hôte importun ». Car Steiner a habité la littérature, le judaïsme et l’existence comme un hôte très particulier : ne respectant ni les conventions ni les tabous, il a dit ce que beaucoup auraient préféré ne pas s’entendre dire. Il a rappelé à Israël qu’un Juif ne saurait être un nationaliste et que sa condition lui impose d’avoir toujours sa valise à portée de main. Il a aussi invité à plus d’humilité ses propres collègues, en exposant la nature « parasitaire » de la critique littéraire et la vitale priorité qui doit être accordée aux classiques. Mais c’est également sa conception même de la vie qui trouve dans l’idée d’« hôte » son véritable fondement. Un tel art est aussi nécessaire qu’il est difficile à pratiquer. Être un hôte, ce n’est pas se sentir tenu d’observer passivement les règles de celui qui nous accueille, bien au contraire : c’est avoir l’occasion de contribuer à l’amélioration de notre propre vie et de la vie commune.

Extrait

- Nuccio ORDINE : Quel est le secret le plus important que tu souhaites révéler dans cet entretien posthume?
- George STEINER : Je puis t’avouer que, durant trente-six ans, j’ai adressé à une correspondante (dont le nom doit demeurer encore secret) des centaines de lettres qui constituent un « journal » où je raconte l’essentiel de mon existence et les événements les plus significatifs qui ont pu marquer ma vie quotidienne. J’y parle des rencontres que j’ai faites, des voyages que j’ai effectués, des livres que j’ai lus et écrits, des conférences que j’ai données — à quoi viennent s’ajouter des anecdotes simples et banales. Il s’agit d’un « journal partagé » avec la destinataire de ces lettres, dans lequel il est également possible de retrouver mes sentiments les plus intimes et mes réflexions esthétiques et politiques. Il sera conservé à Cambridge dans un fonds d’archives du Churchill College, avec d’autres correspondances et d’autres documents qui sont les témoignages des étapes de toute une vie — une vie peut-être trop longue. Lui sera placé sous scellés et ne sera consultable qu’à partir de 2050, c’est-à-dire après la mort de mon épouse et (peut-être) après celle de mes enfants. Ainsi ne sera-t-il rendu public qu’après la disparition de plusieurs des personnes qui me sont proches. Quelqu’un le lira-t-il tant d’années après? Je l’ignore : mais je ne pouvais pas agir autrement…
 
- Nuccio ORDINE : Pourquoi un entretien posthume?
- George STEINER : J’ai toujours été fasciné par l’idée d’un entretien posthume : par cette possibilité de faire quelque chose qui devra être rendu public précisément au moment où je ne pourrai plus lire son compte rendu dans les journaux; de laisser un message à ceux qui restent et de prendre en quelque sorte congé en donnant à entendre mes dernières paroles; de profiter de l’occasion pour réfléchir et pour esquisser des bilans. Je suis d’ailleurs parvenu à un âge où chaque nouvelle journée plus ou moins normale doit être considérée comme une valeur ajoutée, comme un bonus offert par la nature. À ce stade-là, ce sont les souvenirs du passé qui deviennent le seul véritable futur intérieur. Il s’agit d’un voyage en arrière fondé sur la remémoration qui nous permet de nourrir certaines espérances. Nous n’avons pas les mots exacts pour désigner ce souvenir à l’intérieur même duquel est contenu l’avenir. Je me trouve à un moment de ma vie où le passé, les lieux que j’ai fréquentés, les amitiés que j’ai nouées, l’impossibilité de revoir des personnes que j’ai aimées et que je continue d’aimer, et même la relation que j’ai avec toi, constituent l’horizon de mon futur bien plus encore que ne peut le faire le futur réel.
 
- Nuccio ORDINE : Quels sont les désirs que tu n’as pu réaliser?
- George STEINER : Il y a tant de désirs que je n’ai pu réaliser : des voyages que je n’ai pas osé entreprendre, des livres que j’aurais voulu écrire et que je n’ai pas écrits, mais surtout des rencontres cruciales que j’ai évitées par manque de courage, de disponibilité ou d’énergie. J’aurais pu, par exemple, rencontrer Heidegger : mais je n’ai pas osé. Et je crois avoir eu raison. Il y a en effet une règle que j’ai toujours observée : il ne faut pas déranger les grands, qui ont bien d’autres choses à faire. Je n’ai d’ailleurs jamais pu supporter ceux qui jouent les importants en collectionnant les contacts avec les personnages célèbres. Les personnes les plus remarquables ont le droit de choisir les interlocuteurs avec lesquels elles sont prêtes à « perdre » leur temps. Il arrive d’ailleurs qu’on ouvre un jour un livre de souvenirs et qu’on lise des phrases telles que « J’ai été importuné par Monsieur X, qui a insisté pour me rencontrer mais qui n’avait rien à dire ». Et j’ai toujours redouté de me laisser aller à commettre une erreur aussi grossière. Je songe à Sartre, par exemple, un vrai spécialiste dans l’art de révéler des détails sur quelques fameux « enquiquineurs ». […]




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